Par définition, vous avez tort

Ne prenez pas ce texte pour ce qu’il n’est pas. Il ne s’agit pas d’un traité de philosophie. Il ne s’agit pas d’un essai de linguistique. Il ne s’agit pas d’un exposé sur la logique fondamentale. N’y voyez pas une accusation, une critique ou un règlement de comptes. Bien fidèle au thème de ce blog, je considère cet article comme un résumé construit et détaillé de ce qui me passe par la tête en ce moment. Je ne prétends pas détenir la vérité – comme vous le comprendrez bientôt, je pense même que cette notion n’existe pas – mais je vais défendre mon point de vue avec vigueur. J’espère sincèrement que vous ne serez pas d’accord et que j’oublierai assez de choses pour que vous ayez de quoi me contredire. Ne vous privez pas, je répondrai à tout, dans la mesure du possible.

J’aime les débats. Si vous me connaissez un peu, je ne vous apprends rien en disant que c’est l’une de mes activités favorites. Je les lance, je les provoque et – oui, je l’avoue ! — je prends presque systématiquement le point de vue contradictoire pour les rendre plus intéressants. Avec des enseignants butés, des catholiques forcenés, des musulmans convaincus, des électeurs du Front National, des féministes agitées ou encore des sociologues du dimanche, j’aime penser que la variété de mes interlocuteurs parle pour moi : je suis un fervent défenseur de la liberté de parole absolue, celle qui donne le droit de dire qu’une personne fait mal son travail, que Dieu n’existe pas, que les nazis avaient raison ou que les femmes sont des êtres inférieurs. Je ne cautionne pas, je ne suis pas d’accord, mais je considère que l’on devrait avoir une chance de donner son point de vue et de le justifier, quel qu’il soit. Je pense qu’aucune idée n’est supérieure à une autre et je ne pense pas qu’en général mes points de vue sont meilleurs que ceux des autres. En revanche, j’ai la prétention de penser qu’ils sont consistants (dans le sens “non-contradictoires”) et que je suis prêt à les réévaluer face à une démonstration logiquement correcte du contraire.

N’engage pas de débat lors d’un dîner car celui qui n’a pas faim aura le dernier mot — Richard Whately

Si vous êtes de l’avis de ce bon Richard Whately – je ne sais pas qui est ce type, j’ai trouvé cette citation sur Google –, alors je pense que vous êtes passé à côté de ce que j’essaie de trouver sans relâche dans les débats, ce qui en fait parfois leur intérêt même, ce moment où je comprends la raison fondamentale de la divergence de point de vue, et où, par la même occasion, j’apprends à mieux connaître mon interlocuteur. De ma courte expérience, les plus fréquentes sont culturelles, de l’ordre de la conviction, de la croyance, des problèmes de définition ou ce que j’appelle des “failles logiques” (traduction officielle : “logical failure”, même si “logical loophole” est tentant). Alors oui, cette recherche est longue et pas toujours agréable (pour les autres, hein), oui, parfois ça doit donner l’impression d’être un cobaye (bah quoi, vous voulez pas jouer avec moi ?) et oui, il faut faire preuve d’une certaine patience et de pas mal d’ouverture d’esprit pour entendre les justifications d’un antisémite, mais – avis personnel (pléonasme ?) – je pense que le jeu en vaut la chandelle. Et voici pourquoi.

Les raisons de discorde les plus simples sont aussi les plus radicales : les différences culturelles ou religieuses sont intéressantes parce qu’elles permettent de comprendre l’influence de notre environnement sur notre mode de pensée, et comment des oppositions violentes peuvent naître d’idées à l’apparence innocente, inculquées par nos parents ou un système éducatif qui ne voulaient pas mal faire. Mais le dire est plus simple que le constater et il est difficile de distinguer la part culturelle de nos pensées. En réponse à ça, j’ai une croyance : tout ce que l’on pense consciemment est – directement ou indirectement – culturel. Sauf la logique. Vous pourriez me rétorquer que pour un logicien, une croyance n’est pas une réponse valable et, quelque part, vous auriez raison. Mais je vous répondrais que je suis familier des problèmes dont on peut démontrer qu’ils sont sans réponse, et que je sais vivre heureux avec ça. En voilà un, quoiqu’en pense Descartes. Je sais que je n’ai pas de réponse à cette question, mais je vous mets au défi de faire mieux.

Bref, je vous ai donné le socle de départ : nous avons un ensemble d’acquis supposément non-universels d’une part, et la logique d’autre part. A ce moment précis, vous pouvez me dire que vous n’êtes pas d’accord et que vous voulez partir d’autre chose. Je trouve qu’avoir conscience de ça est assez fantastique, alors ne vous gênez pas. Vous avez le droit de refuser la logique et d’y préférer la croyance absolue en ce que vous voulez, un Dieu, le néant, ou même les Spaghettis. Dans ce cas, je n’ai rien à redire, mais donnez-moi le droit de vous faire remarquer que vous êtes illogique. Dans le cas où ma base de travail vous convient, continuons ensemble.

Si vous êtes ici, c’est que vous vous revendiquez comme étant logiques. Cela veut dire, entre autres, que vous considérez comme des erreurs les raisonnements suivants.

“Les chats ont quatre pattes, donc si cet animal a quatre pattes, c’est un chat.”

Formellement, (A => B) => (B => A), ce qui en combinant avec la règle de logique (correcte celle-ci) (C => D) => (C => C ^ D) donne (A => B) => (A <=> B), soit la confusion entre l’implication et l’équivalence, d’où le nom.

“Les homophobes sont contre le mariage homosexuel, donc si tu es contre le mariage homosexuel, tu es homophobe.”

“Les chats ont quatre pattes, donc si cet animal n’est pas un chat, il n’a pas quatre pattes.”

Formellement, (A => B) => (¬ A => ¬ B).

C’est une version raffinée de l’erreur précédente. Il s’agit d’une confusion avec la contraposée, qui serait “Les chats ont quatre pattes, donc si cet animal n’a pas quatre pattes, ce n’est pas un chat.”

“Les féministes sont pour l’égalité des sexes. Si t’aimes pas les féministes, t’es pas pour l’égalité des sexes (bâtard !)”

“Ce chat a quatre pattes, donc tous les chats ont quatre pattes”

Formellement, (∃x P(x)) => (∀x P(x)).

“Un pote s’est fait voler par un arabe, donc les arabes sont des voleurs.”

“Tous les chats que j’ai vus ont quatre pattes, donc tous les chats ont quatre pattes”

Formellement, (∀x ∈ X ⊂ Y, P(x)) => (∀x ∈ Y, P(x)).

N’ayant pas vu tous les chats, on ne peut logiquement pas conclure. Dans certains domaines, c’est une erreur “acceptable”, notamment quand on admet que l’échantillon représente bien l’ensemble. Mais bon après venez pas vous plaindre que les sondes avancent plus vite que prévu dans l’espace ou que les sondages se trompent.

“Il y a pleins d’histoires de vols commis par des arabes, donc les arabes sont des voleurs.”

“Un chat à cinq pattes serait un chat mutant. Donc il existe des chats mutants”

Formellement, (A => B) => B.

Pour que la deuxième affirmation soit correcte, il faut que la première le soit.

“Il y a eu plusieurs miracles à Lourdes, ça prouve que Dieu existe !” (en supposant que les miracles sont forcément divins, quitte à définir Dieu ainsi).

“Le chat et le chien sont des animaux. Cet animal n’est pas un chat, c’est donc un chien !”

Formellement (A v B v C) => (¬ A => B).

Avant de conclure, quand on raisonne par élimination, il faut être certain que l’on a considéré toutes les possibilités. Ici, il pourrait s’agir de n’importe quel autre animal.

“Les explications officielles ne suffisent pas à expliquer tout ce que l’on voit sur les vidéos du 11 septembre, c’est donc une opération interne de la CIA pour aller en Afghanistan” (en supposant qu’effectivement, les explications officielles ne suffisent pas).

Je crois que je pourrais en trouver un tas d’autres, notamment grâce à l’aide de nos politiques, véritables champions de ce jeu malsain, mais je m’arrête là pour le moment, vous aurez saisi l’idée.

Peut-être pensez-vous que vous n’avez jamais vu quiconque se soulager de tels paralogismes au détour d’une conversation et il faut bien avouer qu’il est peu probable que la faille logique soit aussi visible que ce que j’ai pu écrire. En réalité, les prémisses sont souvent omises, et c’est lorsque l’on demande, incrédule, plus d’explications, que celles-ci apparaissent.

— T’es contre le mariage homosexuel ? Ah, tu es homophobe !
— Mais , pourquoi tu dis ça ? D'ailleurs j'ai plein d'amis homo...
— Ben les homophobes sont contre le mariage homosexuel, hein...

Ca vous rappelle quelque chose ?

Peut-être aussi vous êtes-vous dit, au détour de l’un de mes exemples, que vous n’étiez pas certain que la phrase dût être interprétée avec la formule logique donnée. Je ne peux que vous rejoindre sur ce point : le langage naturel est souvent un handicap pour faire des raisonnements logiques et c’est la source de bien des désaccords. Je pense qu’en cas de doute, il ne faut pas hésiter à se rapprocher du langage logique : “ton raisonnement c’est “les zoos font oublier qu’on ne fait rien pour sauver les animaux en voie de disparition, donc il faut fermer les zoos” ?”

Définissez toujours un objet mathématique avant de l’utiliser. Si on définissait tous les mots avant les débats politiques, ils finiraient en cinq minutes. — Un de mes anciens profs de math

Autre handicap de la langue, la définition des mots. Bien souvent, nous supposons que les définitions des mots sont connues et qu’il n’y a aucun doute à leur sujet. Sur ce point, les exemples ne manquent pas : deux politiques qui débattent sur le concept de “vie décente”, un débat houleux sur la question de la “liberté” des animaux dans les zoos, etc. Croire que des notions aussi complexes ont le même sens pour tous est au mieux naïf, au pire une façon de cacher son incapacité à les définir.

De même que le sens de chaque énoncé scientifique s’établit par réduction à un énoncé sur le donné, de même on doit pouvoir indiquer le sens de chaque concept, quelle que soit la branche de la science à laquelle il appartient, en le réduisant pas à pas aux autres concepts, jusqu’aux concepts du plus bas degré qui se réfèrent au donné lui-même. — Manifeste, 1985 : 119

Comment définir un mot ? Avec des mots plus simples, comme dans un dictionnaire. Pour les informaticiens, un bon dictionnaire se doit de ressembler le plus possible à un arbre. On peut accepter quelques boucles, mais on veut une seule composante connexe. On devrait être capable de partir d’un mot compliqué et d’arriver à un ensemble de notions de base, partagées par tous, le “donné”, dont on est effectivement prêt à supposer que tout le monde en possède des définitions correctes et surtout univoques.

Pour vous faire râler, je vais prendre le meilleur dictionnaire, Wiktionnaire, et voir ce que je peux trouver.

Première remarque, nos politiques sont mal partis, eux qui parlaient certainement de vivre dans un confort minimum (et leur auditoire, que comprend-il ?). Deuxième remarque, si vous êtes prêt à supposer que votre interlocuteur a une idée pas trop mauvaise de la notion de société et de règle, vous en avez fini. Tant que certains mots peuvent avoir plusieurs sens, il peut être nécessaire de préciser lequel vous utilisez. Votre interlocuteur ne lit pas dans vos pensées, et vous êtes le seul responsable de la bonne réception du message par icelui.

Mais finalement, quels sont ces concepts fondamentaux, ceux sur lesquels tout le monde s’entend et que l’on s’accorde pour ne pas définir ? Premièrement, le résultat direct de perceptions : les saveurs, les odeurs, les sensations, les sons, les couleurs ; ensuite, les sentiments et la manière dont on les vit ; enfin, des notions trop simples pour être expliquées autrement que par l’exemple (ce qui les rend paradoxalement compliquées) : le bien, le beau, le vrai et leurs contraires.

Après tout, le bien et le mal ne sont que des valeurs arbitraires que nous aimerions absolues. — Un condamné, J-20

Et si on ne prend pas la peine de les définir, n’est-ce pas parce qu’on ne veut pas s’avouer que ces notions-là sont entièrement culturelles, acquises, c’est-à-dire sans signification universelle ?

Pour ce qui est des perceptions, on s’en sort : qui nous a dit que la couleur du ciel s’appelait “bleu” ? Que le goût du Nutella était “sucré” ? Heureusement, ces mots sont définissables par l’exemple : le bleu, c’est la couleur que tu vois dans le ciel. Peut-être que je vois le bleu comme vous voyez le vert, mais qu’importe, ça reste la couleur que je vois dans le ciel. Peut-être que je ressens le sucre comme vous ressentez le sel, mais qu’importe, ça reste le goût du Nutella.

Mais dès lors que l’on commence à faire appel à la morale, on se rend vite compte que ces notions sont très personnelles : qu’est-ce qui est “bien” ? Bien pour qui ? Pour les autres, pour moi ? Est-ce ce qui satisfait mon corps, donc mes sens ? Est-ce un “bien” altruiste ? Mais comment définir l’altruisme autrement que par la satisfaction que je ressens en aidant les autres ?

A vrai dire, mon objectif aujourd’hui (mais ça viendra !) n’est pas vraiment de philosopher sur ces notions-là. Je pense qu’elles ne sont en aucun cas absolues et ne doivent pas être considérées comme telles. Il faut alors admettre que même en définissant tous nos mots avec ces “briques” fondamentales, nous ne sommes toujours pas certains de parler de la même chose. Certains, non, mais persuadés, peut-être.

En revanche, le cas de “vrai” m’intéresse plus, parce qu’il est à mi-chemin entre les deux parties de mon socle de départ : le culturel, personnel, et la logique, universelle. En fait, le “vrai” correspond clairement au non-universel, à l’avis personnel. Mais il fait écho, dans une confusion très répandue, au “avoir raison” de la logique.

“Être vrai”, c’est avoir une dimension factuelle, indiscutable, univoque. “Avoir raison”, c’est se mettre d’accord sur un certain nombre de données non démontrées, puis avancer un énoncé qui en découle et que l’on peut démontrer logiquement. Cet énoncé n’en est pas “vrai” pour autant. Pour cela, il faudrait tout d’abord qu’un raisonnement logique soit “vrai” (c’est dans le socle de base ça, vous l’avez accepté), mais aussi que les données de départ soient “vraies”. Ironiquement, la logique est suffisante pour démontrer qu’il est impossible de trouver des arguments initiaux toujours vrais sur lequel on pourrait construire des conclusions toujours vraies et qu’il y a forcément des axiomes de départ qui restent non prouvés (cf. théorème d’incomplétude de Gödel).

Donc rien n’est vrai dans l’absolu, mais que tirer de tout cela ? Contrairement aux idées reçues dans cette France qui se veut cartésienne, la logique est une croyance, et il est bon de s’en rappeler. Supposons que nous partageons cette croyance. Si le bien, le mal et la morale sont des notions tout à fait personnelles, aucun point de vue n’est objectivement supérieur à un autre. Mais si vous croyez en la logique, le minimum n’est-il pas d’adopter des opinions non contradictoires ? Je n’en ai pas vues beaucoup ces derniers temps.

Questions reçues

Ca dépend ce que l’on cache derrière le mot “religion”. Je pense qu’il est assez évident qu’une interprétation littérale de la Bible (je choisis cette exemple parce que c’est celui que je maîtrise le mieux, mais libre à vous d’élargir) survit difficilement à une logique un tantinet rigoureuse. En revanche, je n’ai rien vu d’illogique dans ce que j’ai pu lire du dieu déiste que décrivait Einstein, par exemple. Sur le sujet de la religion face à la science et la logique, je vous conseille l’excellent Pour en finir avec Dieu (The God Delusion) de Richard Dawkins.

Tout à fait. Mais ce n’est pas incompatible, quand tu dis (A => B), tu peux instancier A par “Probabilité(appel téléphonique) grande”. Mais dans tous les cas, on peut en effet se poser la question du niveau de connaissance des participants dans bien des débats…